Musée des Arts Asiatiques de Nice
S. Lao : Au cours de la conversation d’aujourd’hui, je présenterai mon travail et, avec le philosophe Romaric Jannel, nous partagerons ensemble nos points de vue respectifs sur des questions liées à l’environnement, notamment concernant la relation entre l’évolution de la manière de penser des gens et l’environnement. Merci à tous d’être venus aujourd’hui.
Le titre de mon exposition « KYOSHITSU SHOHAKU – Une pièce vide devient blanche pour l’illumination » fait référence aux paroles du philosophe chinois Zhuangzi selon lesquelles : « Dans une pièce vide, la lumière emplit et illumine naturellement la pièce. Si une personne fait le vide dans son esprit et ne s’encombre de rien, elle parviendra spontanément à comprendre la vérité, le véritable aspect des choses. » Mon exposition a lieu au Musée des Arts Asiatiques de Nice, édifice conçu par Tange Kenzō. Le musée semble comme flotter dans un étang. Il ressemble à une île au milieu d’un bâtiment de l’époque Muromachi de style shinden-zukuri ou shoin-zukuri. C’est un spectacle d’architecture moderne en harmonie avec la terre en ce qu’il profite du milieu offert par le magnifique étang du parc Phoenix de la Côte d’Azur pour en faire un « paysage emprunté » (shakkei 借景).
Une pièce vide devient blanche pour l’illumination – Season Lao. Musée des Arts Asiatiques de Nice, France, 13 mai 2023 – 26 novembre 2023
Un escalier en colimaçon se trouve au centre du musée et sert d’axe. Il constitue un chemin reliant le sous-sol, immergé sous le lac, au rez-de-chaussée et au niveau supérieur. L’escalier en colimaçon rappelle le mandala du monde adamantin, lequel représente le chemin vers l’illumination. L’espace circulaire au dernier étage du musée accueille ma création, de 22 mètres de long, intitulée Pins d’hiver dans un paysage en forme de croissant de lune 『寒松三日月図』. En lien avec les statues bouddhiques du musée, elle représente la « Terre pure » du bouddha Amida. Je me souviens avoir été touché par la perspective cosmique qui se dégage de l’espace circulaire prenant vie sous l’effet de la lumière qui traverse les triangles de verre.
Pin d’hiver dans un paysage en forme de croissant de lune | SEASON LAO | Photographie sur papier Kozo 2 200 × 290 cm
L’« interdépendance du vide et de la réalité » (虚実相生) et la « vacuité naturelle » (自然余白).
S. Lao : Permettez-moi d’expliquer mon travail. Il s’agit pour moi de dépeindre des phénomènes naturels, comme le brouillard surgissant après la pluie. Les paysages en question sont réels puisque mon médium privilégié est la photographie, mais en même temps le brouillard et la neige confèrent un sentiment d’abstraction et de vide. Autrefois, l’expression « interdépendance du vide et de la réalité » pouvait exprimer ce type d’état intermédiaire. Le flux de la « vacuité naturelle » permet à notre « esprit » de se plonger dans « l’infini » à n’importe quel moment.
Takachiho, Miyazaki, Japon 2023 | SEASON LAO | Photographie sur papier Kozo 135 × 180 cm × 2
Un autre bon exemple de mon travail est sans doute mon œuvre intitulée Pins d’hiver dans un paysage de Genkai 『寒松玄海図』, conçue spécialement pour l’entrée de l’hôtel Ritz-Carlton de Fukuoka. Le commanditaire souhaitait une interprétation moderne du Shōrin-zu byōbu 『松林図屛風』, un trésor national japonais créé par Hasegawa Tōhaku pendant la période Azuchi-Momoyama. Bien que les médiums soient différents, l’idée de l’« interdépendance du vide et de la réalité » demeure la même. Le Shōrin-zu est célèbre pour le sentiment de profondeur qu’il provoque du fait de son atmosphère à l’apparence chargée d’humidité. Ce sentiment de profondeur donne souvent aux spectateurs l’impression que les arbres sont en lévitation comme des fantômes. J’y vois là quelque chose qui pourrait être interprété comme « interdépendance du vide et de la réalité ».
L’atmosphère profonde et les rimes des œuvres de Mu Qi de l’époque de la dynastie des Song du Sud sont parfois en résonance avec l’esthétique des salons de thé « zen » de la période Muromachi, et Hasegawa Tōhaku tenta longtemps d’exprimer ce sentiment atmosphérique. Cependant, exprimer le « vide » de l’« interdépendance du vide et de la réalité » ne requiert pas de technique particulière ; ce qui importe, c’est l’« absence de nature propre » à l’intérieur de la réalité elle-même. Hasegawa Tōhaku n’est parvenu à l’exprimer qu’une seule fois dans sa vie. C’était à un moment difficile, après le décès de son fils, alors que lui-même était emprisonné et qu’il sentait sa vie menacée.
Pins d’hiver dans un paysage de Genkai 寒松玄海図 | SEASON LAO | 2023 Encre sur toile 980 × 270 cm | Collection du The Ritz-Carlton Fukuoka – Entrée
Pour ce qui me concerne, dans ces instants où la brume s’échappe des paysages de montagne, l’opposition entre ici et ailleurs se dissout. L’endroit où je me trouve se fait « illusion », ou bien est-ce moi-même qui devient un élément de cette illusion, révélant du creux de cette vacuité naturelle un monde de profonde infinité. L’espace d’un instant, il me semble faire l’expérience d’un moment fugace à la fois vide et réel.
Mt. Kagami, Saga, Japan 2023 | SEASON LAO | Photographie sur papier Kozo 200×64 cm
R. Jannel : La source des œuvres de Season Lao est la rencontre avec les phénomènes naturels. Il semble possible de voir cette rencontre, dans toutes ses dimensions, comme fruit de la coproduction conditionnée (sk. pratītyasamutpāda) envisagée en tant force motrice. Aborder de la sorte les relations entre toutes les choses revient à insister quant à la dynamique du microcosme, du mésocosme et du macrocosme. Yamauchi Tokuryū (1890-1982) réinterpréta philosophiquement le concept bouddhique de « coproduction conditionnée ». Il chercha à montrer que la relation entre une cause et son effet n’est pas strictement limitée à une relation nécessaire, et souhaitait rendre logiquement admissible l’idée que des relations contingentes puissent également s’établir. Une telle position revient naturellement à reconnaître l’existence de relations particulières s’établissant suite à la rencontre contingente entre une cause et un effet.
« KYOSHITSU SHOHAKU – » et le concept d’« Umwelt »
S. Lao : Dans le Musée des Arts Asiatiques de Nice , l’orientation de l’espace reproduit le modèle taoïste des « dieux des quatre orients » (四神相応). Le visiteur voit dans le musée un espace vitré qui s’étend à l’arrière. D’où il se tient, la vue plongeante sur l’étang rappelle le sentiment que procure le fait de contempler le gravier d’un jardin japonais depuis le sol surélevé d’un édifice bouddhique ; ledit gravier ayant été ratissé de manière à ressembler aux vagues de l’océan. J’ai choisi de placer « KYOSHITSU SHOHAKU » sur la véranda (jp. engawa, 縁側). L’installation laisse apparaître des éléments provenant d’arbres endommagés et tombés, abattus dans la région par les forces de la nature, et tire parti du paysage environnant (jp. mitate 見立て). Un individu anonyme est assis sur une souche alors qu’un brouillard est généré sur le lieu de l’installation.
KYOSHITSU SHOHAKU – Une pièce vide devient blanche pour l’illumination | SEASON LAO Dimension variable | souches d’arbres des Alpes-Maritimes, Musée des Arts Asiatiques de Nice, France, 2023
R. Jannel : Pour un regard occidental, l’enregistrement vidéo de l’installation « KYOSHITSU SHOHAKU » évoque probablement un quelque chose oriental, mais cela devrait aussi constituer un rappel de l’histoire et des réflexions souvent oubliées qui entourent la méditation, le recueillement et la contemplation en Europe.
Le processus qui sous-tend cette installation semble différent de celui de tes œuvres bidimensionnelles portant sur la « coproduction conditionnée ». La posture des personnages assis et la brume semblent plus proches de l’art conceptuel. Quelle était ton intention en concevant cette œuvre ?
S. Lao : L’art conceptuel présuppose l’existence des concepts opposés de « sujet » et d’« objet ». Dans le cas de « KYOSHITSU SHOHAKU », je pense qu’il existe une relation de coattente (sōdai 相待) entre le « sujet » et l’« objet » constitutive de ce que certains logiciens nomment « principe du tiers inclus ».
Voici la forme initiale de « KYOSHITSU SHOHAKU ». En pleine pandémie de coronavirus, alors qu’il m’était impossible de voyager, j’ai commencé à mener des expériences privées dans un temple bouddhiste de la Terre pure à Kyōto. Les jardins de ce temple reflètent les mondes de « d’ici-bas » et de « l’au-delà ». La brume qui les sépare produit un champ à la fois vide et réel. Du « milieu ambiant » du spectateur, la frontière entre intérieur et extérieur ou entre sujet et objet devient de plus en plus floue, et apparaissent des émotions qui semblent comme projetées.
Le visible et l’invisible | SEASON LAO Hōnen-in Hōjō Teien 2021
Une pièce vide devient blanche pour l’illumination SEASON LAO | Dimension variable | Galerie Garage KG+ 2022
R. Jannel : Selon Augustin Berque, le « milieu ambiant » (Umwelt) désigne le monde particulier qui est unique à chaque individu vivant. Il considère que, contrairement à l’« environnement » qui n’existe qu’en tant que chose matérielle, le « milieu ambiant » constitue un concept plus riche, incluant les habitudes des êtres vivants ainsi que leur manière d’appréhender les choses qui sont constitutives de notre monde. Comment tout cela résonne-t-il avec ton travail ?
S. Lao : Pour moi, ce que suggère cette installation, c’est une relation plus fondamentale que nous le pensons habituellement entre l’« humain » et la « nature » de par le « milieu ambiant ». Cependant, le travail bidimensionnel que je conduis à travers l’idée de « vacuité naturelle » se situe à la source de ce qui rend possible un rapport plus direct avec la nature. Mon travail ne consiste pas simplement à capturer passivement l’expérience, mais à la travailler activement pour la rendre un peu tangible.
R. Jannel : Il me semble que ton explication renvoie à une sorte de relation dialectique. Le médiateur de cette relation en serait le « milieu ambiant ». Si nous examinons cette relation plus en profondeur, il me semble possible de dire ce qui suit. Lorsque nous rencontrons une de tes œuvres, nous faisons l’expérience d’être, pour ainsi dire, comme inclus dans l’environnement naturel représenté ; nous sommes invités à ressentir en nous-mêmes que nous faisons partie de l’environnement et que l’environnement fait partie de nous.
Ce point de vue semble également lié à une partie fondamentale des problèmes écologiques et environnementaux. Pendant longtemps, pour la philosophie de l’environnement, l’environnement apparaissait comme un objet de la connaissance. Les sciences exactes ont tendance à considérer comme essentielle à l’objectivité la distinction entre l’environnement d’une part et l’humain de l’autre. Une telle distinction pousse à abstraire le sujet agissant, c’est-à-dire nous-mêmes, du processus de formation des connaissances. Selon moi, notre relation à l’environnement n’est pas seulement que nous y vivons, mais que nous en sommes une partie intégrante. Plus encore, l’environnement est à l’intérieur du corps humain autant que le corps humain est à l’intérieur de l’environnement.
Absence de nature propre et coproduction conditionnée
R. Jannel : Après ton exposition en France, au Musée des Arts Asiatiques de Nice, ton travail sera exposé avec celui du musicien et artiste américain John Cage. Quelle est l’influence de John Cage sur ta pratique artistique ?
S. Lao : John Cage est entré en relation il y a 30 ans avec la Galerie Shirakawa. J’ai entendu dire qu’il expérimentait toujours les sons de manière ludique, comme pour s’en amuser. La première photographie que j’ai vue de John Cage m’a été présentée en France. Il avait placé sa tête dans la cloche en bronze d’un temple japonais. J’ai été frappé par l’expression qu’arborait son visage alors que son ami s’apprêtait à faire retentir cette cloche. Il m’a donné l’impression d’avoir à l’égard des choses une attitude d’acceptation à la fois riche et honnête. Dans son chef-d’œuvre intitulé 4’33’’, il a posé un piano dans une pièce et n’a rien joué. Ce qui constitua alors cette œuvre, ce sont l’ensemble des sons qui existaient dans l’environnement pendant ces quelques minutes. Il y a ici une attitude d’acceptation qui va bien plus loin que ce que l’expression typique de l’art conceptuel n’est en mesure de proposer.
R. Jannel : Cette position de John Cage, l’acceptation comme la nomme Lao, ne semble relever ni du nécessaire ni de l’aléatoire.
S. Lao : Les hexagrammes du Yi Jing (i.e. Le livre des mutations) utilisés par John Cage dans sa série Chance Operation représentaient à l’origine le « destin » des humains échappant à leur contrôle et qui, en fonction des signes, peut être vu de multiples manières. Cette œuvre m’évoqua les éléments de la quatrième dimension exprimés par Marcel Duchamp, tels que le « mouvement » et le « temps ».
John Cage expliquait : « Le but de l’art est de calmer et d’apaiser l’esprit pour qu’il soit en harmonie avec ce qui se passe. » J’ai de la sympathie pour une telle idée. Pour moi qui n’ai pas étudié aux beaux-arts, je ne me suis jamais trouvé en situation d’avoir pour motivation de devoir créer une œuvre, quelle qu’elle soit. Lorsque j’avais une vingtaine d’années, j’ai été pris dans une tempête de neige à Hokkaidō. La beauté et la gravité de la situation m’ont laissé sans voix, me poussant à entrevoir ce que pourrait être le caractère infini de la « vacuité naturelle » me happant en son sein. J’ai alors pensé que lorsque nous nous sublimons en passant d’une certaine « absence de nature propre » (mujishō 無自性) à une relationnalité harmonieuse, nous pouvons surmonter le quotidien et faire naître un sentiment de paix, un changement qui va au-delà de nous-mêmes et devient de ce fait communicatif.
R. Jannel : Les points de vue de John Cage et de Lao me rappellent que Yamauchi Tokuryū pensait, s’agissant de la distinction entre Occident et Orient, qu’il fallait comprendre leurs spécificités pour en proposer un dépassement englobant. Les idées d’englober, d’inclure, d’accepter sont ici essentielles. Il visait ainsi à ouvrir la voie vers un système de pensée pour le monde entier, qui serait juste pour tous les humains. Il me semble que notre conversation d’aujourd’hui ne porte pas seulement sur la philosophie et l’art, mais aussi sur un nouvel humanisme tourné vers l’avenir. Merci beaucoup pour cet échange.
S. Lao : Merci à toi Romaric, et merci au public d’être venu aujourd’hui.
Adapté du japonais par Romaric Jannel et Season Lao
Galerie Shirakawa, projet du 40e anniversaire, partie 2 avec Marcel Duchamp, John Cage et Season Lao 2024.1.16~27
KYOSHITSU SHOHAKU – Une pièce vide devient blanche pour l’illumination | SEASON LAO Dimension variable | souches d’arbres, vidéo du Centre Créatif d’Ōsaka – Héritage de la modernisation industrielle | 2023 Avec l’aimable autorisation de la Fondation Chishima pour la création d’Ōsaka
Signlessness 無相 | SEASON LAO | Résine, plâtre 25 × 30 × 45 cm 2023. Collection du Musée des Arts Asiatiques de Nice
Mt. Tensan, Saga, Japan 2023 | SEASON LAO | 250×150 cm
The Ritz-Carlton collection
Season Lao Une pièce vide devient blanche pour l’illumination, 2023 France, English, Chinese, Japanese | ISBN : 9784865283815 Musée départemental des arts asiatiques Adrien Bossard, Noritaka Tange, Hsin-Tien Liao, Koju Takahashi
Musée Guimet | Musée Cernuschi | The Metropolitan Museum of Art | 国立新美術館 | Princeton University